IEER | Énergie et Sécurité No. 28


Ciblage nucléaire : Les 60 premières années

Par Arjun Makhijani1


Le 5 mai 1943, marque la réunion de la Commission d’orientation, militaire du Projet Manhattan pendant laquelle les cibles possibles de la bombe atomique sur le point de voir le jour sont discutées pour la première fois. Alors que pour les scientifiques du Projet Manhattan la création de la bombe n’avait pour but que de coiffer Hitler au poteau, cette réunion a lancé les premiers signes officiels indiquant que le gouvernement se tournait vers une approche bien plus globale du projet : Une telle arme pourrait être utilisée non seulement comme élément de dissuasion vis-à-vis des Nazis, mais aussi pour forger et maintenir un nouvel ordre mondial d'après-guerre dicté par les Etats-Unis.

Entre le 5 mai 1943 et le début décembre 1944, la bombe a acquis une justification par les privilèges et le pouvoir absolu qu’elle permet d’exercer. L’exercice de ce pouvoir le 6 août 1945 a engendré une monstruosité militaire, politique, sociale, morale et juridique, dont la nature réelle nous apparaît seulement maintenant dans toute sa globalité. Au lieu d’établir une paix à long terme, dont le contrôle et le maintien seraient assurés par une seule puissance nucléaire jouant un rôle de gendarme, la bombe atomique a rendu tangible l’illusion du pouvoir absolu, entraînant dans son sillage une poussée de violence, des violations des droits de l’homme, et amenant le monde au bord de l’annihilation totale dans la quête visant à obtenir et à gérer la bombe. Et pourtant, la formule « bombe nucléaire = contrôle total » survit encore aujourd'hui, et vus les récents reculs subis par le contrôle des armements, la menace posée par cette attitude va en grandissant.

Les retombées politiques mondiales ont été plus importantes que celles imaginées par quiconque au lancement du Projet Manhattan. Harold Urey, un des principaux responsables scientifiques, pensait que si Hitler parvenait à acquérir la bombe, « la guerre serait terminée en l'espace de deux semaines ». A ce moment là, dans le rugissement assourdissant de la guerre éclair du dictateur dans toute l’Europe, on ne pouvait tout simplement pas laisser à Hitler le monopole de l’arme atomique – les autres questions liées à son développement étaient donc secondaires. Que se produirait-il si les Etats-Unis obtenaient le monopole de la bombe atomique ? Quel effet un tel pouvoir absolu aurait-il pour ceux qui le détiendraient ? Quelles conséquences auraient les actes de ces dirigeants pour leurs populations et pour le monde entier ?

Ce n’est que le 5 mai 1943 que les réponses à ces questions secondaires ont commencé à prendre forme, en secret. La bombe atomique a commencé à créer son propre univers stratégique, centré sur les matières et capacités nucléaires. Lors de cette réunion, cinq membres de la Commission de politique militaire – Vannevar Bush, directeur du Bureau de recherche et développement scientifique, James B. Conant, président du Comité de Recherche de la défense nationale, l'amiral W.R Purnell, le général Wilhelm Styer et la responsable du Projet Manhattan, le général Leslie Groves, ont renoncé à choisir l’Allemagne comme première cible, arguant que si la bombe n’explosait par, ce pays, avec ses capacités scientifiques avancées, pourrait utiliser les matières fissiles non explosées pour fabriquer sa propre bombe. Ils ont alors décidé de cibler la flotte japonaise stationnée à l'île de Truk dans le Pacifique. De cette manière, si la bombe n’explosait pas, elle coulerait au fond de l’océan. 2

Seuls des hauts fonctionnaires du Projet Manhattan ont participé à cette réunion historique. Aucun commandant en chef de la Seconde guerre mondiale n’était présent. Aucun ne participait à la Commission de politique militaire, et rien n'indique que l'un de ceux-ci ait été consulté. En fait, ni le général Dwight Eisenhower ni le général Douglas MacArthur n’avaient même pas connaissance du Projet Manhattan au moment de la première prise de décision de ciblage. De plus, les scientifiques du Projet Manhattan, notamment des savants émigrés tels que Hans Bethe et Leo Szilard, n'avaient pas connaissance de cette décision secrète, et continuaient à être motivés par la menace d'un Hitler doté d'armes nucléaires.

Pendant l’année 1944, des missions de renseignement nucléaire américaines en Allemagne ont rassemblé de plus en plus d’éléments prouvant que l’Allemagne n’avait pas de projet d’armement atomique en cours. Dès le début décembre 1944, alors que les troupes américaines étaient déjà arrivées dans certaines régions d’Allemagne, ceci est devenu une certitude. Joseph Rotblat, un scientifique émigré d’origine polonaise travaillant à Los Alamos, a alors quitté le projet, mais c’est le seul à avoir agi de la sorte.

Dès janvier 1945, il était clair au sein du Projet Manhattan qu'Hitler perdrait la guerre avant que la bombe ne soit prête. Ce n’est qu’à cette date que les scientifiques ont compris que le Japon était la cible. Certains d’entre eux ont essayé d’empêcher l’utilisation de la bombe sur des villes, mais la plupart n’en ont rien fait.

Le programme de la bombe atomique était devenu sa propre justification. La bombe devait être utilisée parce qu’elle avait été fabriquée. L’immense dépense engagée devait être justifiée par autre chose que le fait qu’un projet de dissuasion avait été entrepris à titre de précaution. La preuve du travail scientifique et technique devait être menée à son terme par un essai nucléaire. Les questions techniques liées à la puissance destructrice des bombes atomiques devaient trouver réponse par leur utilisation sur des villes. La puissance de la bombe devait être démontrée au monde entier, particulièrement à l’Union soviétique

L’idée que les Etats-Unis puissent utiliser le monopole de la bombe atomique pour réorganiser le monde à leur satisfaction a été évoquée officiellement par Henry L. Stimson, alors Secrétaire à la Défense pendant la Seconde guerre mondiale. Après le décès du président Franklin D. Roosevelt, Stimson a été chargé d’informer le président Harry Truman sur le Projet Manhattan. Le 25 avril 1945, Stimson déclarait à Truman : « Si la question de l’utilisation appropriée de cette arme peut être résolue, nous aurons la possibilité de faire entrer le monde dans une situation permettant de sauver la paix du monde et notre civilisation ».

Les bombardements de Hiroshima et Nagasaki ont constitué les premières expérimentations de cette « utilisation appropriée » Le dénouement rapide de la guerre après ces bombardements a engendré une ère de succès militaire total pour les Etats-Unis. Elle a occulté l’influence qu’a eu la déclaration de guerre de l’Union soviétique contre le Japon (le 8 août 1945) sur la décision de capitulation des japonais, et le fait que les Japonais avaient été près de capituler en juillet. Les proclamations officielles d’après-guerre, au sujet du nombre énorme de vies américaines sauvées, ont été exagérées, sans aucun rapport avec les estimations officielles de décès avancées par les militaires pendant le conflit. Mais dans leur soulagement à l’issue d’une guerre violente, les Américains y ont cru. Ainsi, dans le sillage de l’horreur des bombardements, est née une attirance pour la puissance de la bombe atomique.

Soixante ans après le jour fatidique où l’objectif anti-nazi du Projet Manhattan a été remplacé par d’autres objectifs destructifs, l’idée selon laquelle la bombe atomique est encore un moyen utile d’exercice du pouvoir continue de se répandre. Une dizaine d’années après la fin de la Guerre froide, la Corée du Nord utilise la menace d’une guerre nucléaire. Oussama ben Laden a publiquement annoncé ses ambitions nucléaires, et justifié sa détermination à tuer des innocents en faisant référence à Hiroshima. L’Inde et le Pakistan se lancent réciproquement des menaces nucléaires alors que leurs troupes se font face le long d’une ligne de crête enneigée, enflammés de passions religieuses et nationalistes.

La Russie et les Etats-Unis ont à eux deux un total de 4000 têtes nucléaires en état d’alerte maximal, prêtes à être lancées en l’espace de quelques minutes, mettant dès lors le monde au bord du gouffre de l’annihilation totale. {0>They insist it is necessary, even though the Cold War is long since over and despite the fact that in January 1995, when a scientific rocket launched from Norway was thought by the Soviets to be a U.S. nuclear launch, that policy brought the world within minutes of all-out nuclear war by miscalculation.<}0{>Ils insistent que cela est nécessaire, même si la Guerre froide est depuis longtemps terminée, et en dépit du fait qu,'en janvier 1995, lorsqu'une fusée scientifique lancée de Norvège a été prise par les Soviétiques pour un lancement d’arme nucléaire par les Etats-Unis, cette politique a amené le monde à quelques minutes d’une guerre nucléaire totale du fait d'une erreur d’appréciation.<0}

Le monde est maintenant confronté à une question grave : La détermination affichée par certains pour disposer d’un pouvoir d’annihilation totale va-t-elle triompher de l’état de droit, de la justice, des droits de l’homme et de la démocratie, du droit de la guerre, de la protection de l’environnement, et même du bon sens qui voudrait qu’on n’aggrave pas le risque de terrorisme nucléaire et de guerre nucléaire accidentelle ?

Victimes

Début décembre 1944, alors qu’il était évident que l’Allemagne ne possédait pas de programme atomique digne de ce nom, la séparation du plutonium à grande échelle n’avait pas encore commencé aux Etats-Unis. Le programme américain visant à la création d’uranium hautement enrichi était encore très loin d'atteindre son objectif : avoir une quantité suffisante pour la fabrication d’au moins une bombe atomique.

Mais au lieu de déclarer que le Projet Manhattan était un succès et d’y mettre fin, le Général Groves l’a accéléré. Il était résolu à ce que la bombe soit prête à temps pour l’utiliser contre le Japon, qui, selon sa déclaration en avril 1945 était « toujours » la cible. Les vastes flottes aériennes qui incinéraient les villes japonaises au début de 1945 avec des bombes incendiaires allaient être remplacées par la terreur décisive d’une bombe atomique unique, larguée à partir d’un seul avion. Ce devait être aussi un message aux Soviétiques. Staline l’a compris, et a ordonné une accélération maximale du programme atomique soviétique après Hiroshima.

Les establishments nucléaires ont subverti l’état de droit et la démocratie, quand elle existait, au nom de sécurité nationale. En 1989, au moment où la Guerre froide touchait à sa fin, le Secrétaire adjoint à l’Energie des Etats-Unis, W. Henson Moore, a critiqué les administrations précédentes en affirmant qu’elles avaient géré l’establishment nucléaire militaire comme « une opération secrète non soumise aux lois ». Il a déclaré que le gouvernement et ses sous-traitants exploitaient les usines de fabrication de la bombe avec l’idée que « Ce sont nos affaires, c’est une question de sécurité nationale, ça ne regarde pas les autres."3 Apparemment, l’expression « les autres » désignait la population des Etats-Unis.

Les gouvernements des Etats nucléaires ont continuellement mis en danger leurs propres travailleurs, citoyens et soldats. Par exemple, aux Etats-Unis, la Commission à l'Energie Atomique et ses sous-traitants ont occulté les conditions de travail extrêmement dangereuses, en partie pour refuser aux travailleurs le droit de bénéficier d’indemnités pour travaux dangereux. En Union soviétique, Staline a utilisé des esclaves. De nombreuses personnes travaillant sur les réacteurs et dans les usines de séparation de plutonium soviétiques ont reçu d’énormes doses d’irradiation.

Les gouvernements des Etats nucléaires ont empoisonné des populations vivant sous le vent par rapport aux sites d’essais et de production nucléaires. Ils ont dissimulé certains de leurs agissements, et ont menti à leurs populations. Par des essais atmosphériques au Nevada et au Kazakhstan, les puissances nucléaires ont rendu leurs populations malades, tout en insistant sur l’innocuité des retombées - (on appelait ceci la « rééducation », destinée à corriger le « complexe hystérique et alarmiste actuellement prévalent », selon les termes des responsables militaires impliqués dans le programme d’essais).

Tout en rassurant le public sur l’innocuité des essais nucléaires en terme d’irradiation, les responsables militaires envisageaient d’utiliser comme arme de guerre la terreur de la contamination radioactive après une explosion nucléaire. Une évaluation des essais de 1946 sur l’île de Bikini par le Comité des chefs d’état major était explicite :

Il est impossible de se représenter les multiples catastrophes qui s’abattraient sur une ville moderne, soufflée par l’explosion d’une ou plusieurs bombes et enveloppée de vapeurs radioactives. Parmi les survivants dans les zones contaminées, certains seraient condamnés à mourir de la maladie des rayons en l’espace de quelques heures, certains en quelques jours, d’autres en quelques années. S’ajoutant à la terreur du moment, des milliers de personnes seraient envahis par la peur de la mort et l’incertitude du moment où elle surviendrait.4 Au maximum de la production américaine dans les années 1950, environ 10 cœurs fissiles au plutonium étaient fabriqués chaque jour à Rocky Flats. Rocky Flats est situè à 26 kilomètres au vent de Denver. L’arsenal maximum des Etats-Unis a atteint près de 32 000 bombes. Pourtant, au milieu des années 1950, un plan de guerre nucléaire stratégique américain recommandait l’utilisation d’environ 750 bombes nucléaires. Ce nombre était considéré comme suffisant pour transformer la Russie en « ruines fumantes et radioactives en l’espace de deux heures. » 5 Les Soviétiques sont même allés un peu plus loin, avec un arsenal maximal de plus de 40 000 bombes.

Un programme nucléaire à grande échelle a été lancé aux Etats-Unis dans le cadre de la propagande de la Guerre froide.6 Entre la course visant à construire des bombes supplémentaires, au-delà du nombre nécessaire pour raser toutes les villes de la planète, et la course visant à faire apparaître le nucléaire comme pacifique, le monde possède maintenant environ 2000 tonnes de plutonium, une quantité suffisante pour fabriquer environ 400 000 bombes nucléaires – et beaucoup plus en utilisant des concepts de haute technologie. Environ un quart de ce plutonium est sous forme séparée, prêt à être utilisé dans la fabrication de bombes. Le reste peut être séparé par traitement chimique. La Corée du Nord a recours à cette séparation, pour son programme nucléaire militaire mal camouflé sous forme de programme nucléaire civil. Les Etats-Unis et la Russie procèdent actuellement à une séparation du plutonium dans leurs programmes de gestion des déchets. La Grande-Bretagne, le Japon et l’Inde font de même au nom de la puissance commerciale, bien qu’un homme politique japonais haut placé ait fait remarquer que le plutonium commercial du Japon pourrait lui servir à fabriquer quelques milliers de bombes.

La détermination des grandes puissances à conserver des armes nucléaires persiste bien au-delà de la fin de la Guerre froide. Les Etats-Unis ont désigné sept pays comme cibles nucléaires potentielles, notamment la Corée du Nord. La désignation de la Corée du Nord comme cible dans la Revue de posture nucléaire est clairement une violation d’un pacte conclu entre Etats-Unis et Corée du Nord en 1994, selon lequel les Etats-Unis convenaient de « fournir des assurances formelles à la République populaire démocratique de Corée [Corée du Nord], contre la menace ou l’utilisation d’armes nucléaires par les Etats-Unis ». La Corée du Nord a en fait elle aussi violé sa part du contrat.

Les cinq principales puissances nucléaires sont aussi les membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations unies, où elles siègent pour décider du destin de milliards de personnes. Elles violent toutes leur engagement dans le cadre du Traité de Non prolifération nucléaire, visant à se débarrasser de leurs armes nucléaires et à entreprendre des démarches irréversibles pour atteindre cet objectif. Non contentes de maintenir le monde au bord du gouffre nucléaire en violation de leurs engagements dans le cadre des traités, ces grandes puissances veulent aussi pouvoir être juges des agissements du reste du monde. Certains semblent toutefois le faire avec plus d'impatience que d'autres, peut-être pour la seule raison de la compétition qui existe entre les grandes puissances concrète entre les plus puissants.

Depuis la réunion le 5 mai 1943 pour le choix d’une cible atomique, l’histoire a abondé d’exemples du sophisme qui voudrait que les armes nucléaires puissent apporter la paix et la sécurité par le biais de la puissance absolue.

Les Etats-Unis et l'Union soviétique ont failli s’annihiler mutuellement et le reste du monde pendant la crise des missiles de Cuba, mais, après une courte période d'espoir qui a apporté au monde l'interdiction des essais atmosphériques, ces deux puissances ont continué à développer leurs arsenaux et à entretenir des théories de guerre nucléaire gagnable.arsenaux et entretenir des théories sur la possibilité de gagner une guerre nucléaire.

Les armes nucléaires ont fréquemment été utilisées pour menacer des Etats non nucléaires. Des bombardiers nucléaires ont été mis en alerte et envoyés au Nicaragua avant le coup d’Etat organisé par la CIA au Guatemala en 1954, qui a entraîné, par la suite, la mort de plus de 200 000 personnes. Les menaces nucléaires ont joué un rôle dans la politique pétrolière, notamment pendant la crise Irak-Liban de 1958. Le pétrole et les armes nucléaires forment aujourd'hui le mélange explosif, au coeur de la crise mondiale actuelle.

Le Traité d’Interdiction Complète des essais nucléaires a été mis au rancart par les Etats-Unis, qui ont ainsi brisé une promesse de longue date. La bureaucratie nucléaire a surmonté la fin de la Guerre froide, en se situant dans un nouvelle guerre généralisée et à durée indéterminée, et semble maintenant prête à tester ou même à utiliser des armes en temps de guerre, indépendamment des conséquences catastrophiques possibles à un moment où il existe d’immenses quantités de matières nucléaires dans le monde.

Des crises nucléaires qui se recoupent – la terreur nucléaire potentielle engendrée par l’Inde-le Pakistan-la Corée du Nord - les Etats-Unis- la Chine - semblent prêtes à prendre le pas sur le Traité de non prolifération nucléaire. Le Moyen Orient, avec sa crise israélo-palestinienne qui s’envenime et avec l’Israël doté d’armes nucléaires, pourrait bien rejoindre prochainement la liste des points chauds nucléaires, étant donné l’injustice, la violence et la colère qui s'accroissent dans la région.

Nous ne pourrons jamais être sûrs de l’inventaire de toutes les matières pouvant servir à la fabrication de bombes nucléaires. Par exemple, aux Etats-Unis, le Laboratoire National de Los Alamos et le Département de l’Energie diffèrent sur la quantité de plutonium contenue dans les déchets radioactifs du laboratoire. Le compte du laboratoire de Los Alamos indique 765 kg (soit environ 150 bombes) de plus que celui du Département de l’Energie. Cet écart a été reconnu en 1996, mais n’a jamais été résolu. L’exactitude des inventaires du plutonium militaire en Russie est pour le moins douteuse.

Au lieu de la terreur provoquée par un unique bombardier survolant une ville, nous sommes maintenant confrontés à la terreur que n’importe quel conteneur de transport aérien peut contenir une bombe nucléaire pouvant détruire une ville entière.

Même si nous éliminons toutes les armes nucléaires de manière vérifiable, une action à la fois désirable et techniquement possible, le succès technique du premier essai a engendré des connaissances et des insécurités qui demeureront.

Il est illusoire de croire que les instruments de terreur peuvent dissuader la terreur. De telles armes suscitent souvent la détermination à les utiliser. La politique de dissuasion a été l’un des principaux moteurs de la prolifération. La peur de la bombe allemande a engendré la bombe américaine, qui à son tour a conduit à la bombe soviétique et à la bombe chinoise. . . . Bien plus de la moitié de la population mondiale vit maintenant dans des pays dotés d’armes nucléaires ou qui sont alliés à un Etat doté d’armes nucléaires. En tout, 44 pays possèdent la capacité technique de fabriquer des armes nucléaires.

Le jugement de l’histoire

Interrogé sur la signification historique de la Révolution Française, le défunt Premier Ministre chinois Chou En-Lai a répondu : « Il est trop tôt pour pouvoir le dire. » Le Mahatma Gandhi n’était quant à lui pas aussi réservé à propos du Projet Manhattan et de la façon terrible dont il a été dévoilé au monde par les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Tout en condamnant les « méfaits » et « ambitions indignes » des impérialistes japonais, Gandhi a prédit que les Etats-Unis pourraient se trouver un jour confrontés à la terreur nucléaire : « Il est encore trop tôt pour voir ce qui est arrivé à l’âme du pays destructeur. Un maître esclavagiste ne peut détenir un esclave sans se mettre lui-même ou son représentant dans la cage qui tient l’esclave ».

Le gouffre nucléaire géant de la Guerre froide a survécu, même si cette guerre est terminée. De plus, des crevasses immenses sont en train de se former un peu partout dans le paysage nucléaire mondial.

La suggestion d’Henry Stimson, selon laquelle il pourrait exister un « usage approprié » pour la bombe, était fausse. La possession de la bombe ne peut être considérée comme sûre, quelles que soient les mains qui la détiennent. Il existe toujours le risque qu'une erreur d’appréciation de la part des Etats-Unis ou de la Russie transforme le globe, en une quinzaine de minutes, en une ruine radioactive des Etats-Unis ou de la Russie vienne transformer l’essentiel de la planète en cendres radioactives en l’espace de 15 minutes reste entier. L’Inde et le Pakistan risquent de réduire en cendres les villes de l’autre pays - leur temps de décision est de cinq minutes, peut-être moins. L’Asie de l’Est pourrait à nouveau être confrontée à l’horreur nucléaire du fait de la confrontation Etats-Unis-Corée du Nord. Le danger des armes nucléaires non contrôlées (loose nukes) va croissant.

« Il se pourrait que nous ayons atteint, par une ironie sublime, une étape de notre histoire où la sécurité sera le rejeton vigoureux de la terreur, et la survie le frère jumeau de l’annihilation », commentait Winston Churchill en mars 1955 en parlant de la bombe à hydrogène. Mais on est bien loin de la "sécurité"et beaucoup plus près du « rejeton vigoureux » de la terreur nucléaire, au niveau mondial ou régional.

Des millions de personnes ont été tuées dans des guerres par procuration. Pour celles-ci, l’ère nucléaire a apporté la mort, et non la sûreté, en partie parce que les Européens avaient trop peur de s’affronter à nouveau. Et la violence des guerres par procuration se poursuit, bien que la Guerre froide soit finie. En fait, le problème du terrorisme mondial, qui menace de devenir nucléaire, est le résultat direct de certaines de ces guerres. Le message selon lequel tout est déterminé par la bombe atomique s’est déplacé des capitales de la civilisation aux grottes d'Afghanistan.

Depuis Hiroshima, le Projet Manhattan est devenu symbole de réussite brillante, particulièrement aux Etats-Unis, un triomphe technique qui associait ingéniosité humaine, organisation bureaucratique, ressources financières et poursuite résolue d'un objectif unique. Il est courant d’entendre la phrase « Nous devrions organiser un Projet Manhattan pour résoudre [tel problème important]. » Pourtant le génie scientifique ne suffit pas. Dépourvu de vision morale et politique ou de prise en compte des générations futures, il peut aboutir au chaos, à la violence et dans le cas des armes nucléaires, à l'annihilation.

L’utilisation d’armes de terreur par les Etats n’est pas la réponse au problème de la terreur. Seul un mouvement mondial visant à la démocratie, trouvant son inspiration chez des leaders tels que Gandhi et Martin Luther King Jr, peut vaincre les résultats violents et destructeurs pour l’environnement de l'ère nucléaire. Albert Einstein a fait observer la nécessité d’un changement dans la pensée humaine, afin que la société puisse gérer les implications de la bombe. Gandhi a montré la voie permettant d’aboutir à cet objectif. « Nous devons devenir le changement que nous voulons voir dans le monde ».


LES NOTES BAS DE PAGE

1 Cet article a pour la première fois été publié dans le numéro de mai/juin 2003 de Bulletin of the Atomic Scientists, et on peut le consulter sur les sites http://www.thebulletin.org/issues/2003/mj03/mj03makhijani.html et http://www.thebulletin.org/issues/2003/mj03/mj03makhijani.pdf.

2 Arjun Makhijani, “Alaways the Traget?”Bulletin of Atomic Scientists, mai/juin 1995, pp.23-27

3 T. R. Reid, "Health, Safety Given Priority at Arms Plants; Energy Department Puts Production 2nd," Washington Post, le 17 juin 1989.

4 U.S. Joint Chiefs of Staff, The Evaluation of the Atomic Bomb as a Military Weapon: The Final Report of the Joint Chiefs of Staff Evaluation Board for Operation Crossroads (30 juin 1947). Document numéro JCS/1691/7, Record Group 218, Modern Military Branch, National Archives, Washington, D.C. L’Opération Crossroads a été menée en juillet 1946 sur l’Atoll de Bikini pour la réalisation des premiers essais nucléaires postérieures à la Seconde guerre mondiale.

5 Strategic Air Command, briefing sur la guerre nucléaire, 18 mars 1954. Cité dans l’ouvrage de David Alan Rosenberg, "'A Smoking Radiating Ruin at the End of Two Hours': Documents on American Plans for Nuclear War with the Soviet Union, 1954-55," International Security 6, no. 3, (hiver 1981/1982), pp. 3-38.

6 Arjun Makhijani et Scott Saleska, Nuclear Power Deception (New York: Apex Press, 2000).


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(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 12, no. 2, a été publiée en mars 2004.)

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